Les conseillers clientèle et l’IA : « Ce que l’entreprise gagne en productivité, les conseillers le perdent en santé mentale »
Author: Unknown
Date: 30/08/2025
Les chargés de relation avec les clients perdent des pans entiers de leurs activités, confiés à des robots conversationnels. Au prix d’une intensification de leurs tâches et d’une perte de compétences.
L’intelligence artificielle ne se contente pas de détruire des emplois : elle transforme profondément le travail des conseillers. Pour le meilleur, entend-on souvent dire : en automatisant les tâches répétitives et sans réelle valeur ajoutée, elle leur permet d’investir le versant le plus noble de leur mission, c’est-à-dire la relation humaine, l’écoute, le conseil…
Consultante en organisation du travail et cofondatrice du cabinet DTR Conseil, Elisa Oudinot l’admet bien volontiers : « Les conseillers peuvent effectivement être satisfaits d’être déchargés des tâches les plus rébarbatives. Surtout s’ils ont le sentiment que leur charge de travail s’est alourdie au fil des années. Mais ils se rendent compte que ces gains de productivité débouchent très vite sur des suppressions d’emploi : leur charge de travail ne s’allège donc pas vraiment. »
En revanche, elle s’intensifie : « Les conseillers clientèle n’interviennent plus que quand l’IA n’a pas su traiter la demande parce qu’elle sortait du scénario prévu ou parce que le client n’est pas satisfait de la réponse apportée, observe Marie Donzel, directrice associée du cabinet de conseil AlterNego. Le robot traite donc les dossiers faciles et ne laisse à l’humain que les situations problématiques, avec des clients frustrés, amers ou stressés. Ce que l’entreprise gagne en productivité, les conseillers le perdent en santé mentale. »
Or, les gains de productivité sont spectaculaires : dans une « assurtech » (start-up du secteur de l’assurance) dont la relation commerciale est déjà largement digitalisée, le fondateur prévoit que dans les deux ans à venir, son service client passera de vingt-cinq conseillers à seulement cinq. Ils ne seront plus vraiment chargés de répondre aux clients : ils devront gérer les robots conversationnels, réparer leurs erreurs, faire progresser leur niveau de réponse. Ce seront des superviseurs de robots.
Perte de compétences, perte de sens
Au-delà de l’intensification du travail déjà évoquée, cette transformation des métiers de la relation client porte deux risques majeurs : la perte de sens à court terme, la dissolution des compétences à plus long terme.
« On demande aux conseillers clientèle de corriger les erreurs d’un robot dont les processus d’apprentissage restent opaques, observe Elisa Oudinot. Auparavant, ils maîtrisaient les process de bout en bout. Non seulement ils sont dépossédés d’une partie de leur travail, mais ils doivent corriger des erreurs qu’ils n’auraient pas faites dans un processus sur lequel ils n’ont pas la main. On peut donc dire que leur travail s’appauvrit, voire qu’il perd une grande partie de son sens. »
Ces transformations devraient être pensées et anticipées. « Malheureusement, le dialogue social technologique manque encore de maturité », regrette Elisa Oudinot.
L’un de ses angles morts est le risque de perte de compétences induit par la robotisation. Pour être en capacité de superviser un robot, un conseiller doit connaître tous les rouages de la relation client : savoir gérer un dossier au plan technique, mais aussi être capable de comprendre le client, entendre ce qu’il ne sait pas forcément dire, trouver la réponse qui lui convient. Mais comment sera-t-il capable de le faire s’il ne l’a pas appris et expérimenté de façon concrète ?
« On le voit dès l’école : un élève utilisant ChatGPT pour faire ses devoirs obtient toutes les bonnes réponses, mais il n’a rien appris », explique Marie Donzel.
Pour prévenir ce risque de perte de compétences, certaines entreprises ont décidé de former d’abord, d’automatiser ensuite : elles ne mettent certains outils d’IA qu’à la disposition des conseillers seniors. Les juniors doivent apprendre à travailler en autonomie pour être capables de trouver la bonne réponse technique ou de formuler un message réellement personnalisé.
C’est effectivement une bonne idée. Mais cela tient du cautère sur une jambe de bois, estime Marie Donzel, effarée par la rapidité avec laquelle s’opèrent ces transformations : « Le modèle Schumpeterien de destruction créatrice fonctionne sur des cycles de trente ans, prévient-elle. Transformer aussi rapidement les usages ne peut pas se faire en cinq ans. »
Ce qui vaut pour le travail des conseillers clientèle vaut aussi pour les clients. Marie Donzel renvoie à Montesquieu et son Esprit des lois : « Le doux commerce est censé apaiser les relations. Les échanges humains même les plus simples – dire bonjour, merci et au revoir – font que la vente n’est pas un simple transfert d’argent. La désintermédiation de toutes les relations commerciales est une forme de décivilisation. »
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